PHANTOM THREAD de Paul Thomas ANDERSON – critique

Phantom Thread, écrit et réalisé par Paul Thomas Anderson. Avec Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville. USA / 130mn. Sortie le 14 février 2018.

Dans le Londres des années 50, juste après la guerre, le couturier de renom Reynolds Woodcock et sa soeur Cyril règnent sur le monde de la mode anglaise. Ils habillent aussi bien les familles royales que les stars de cinéma, les riches héritières ou le gratin de la haute société avec le style inimitable de la maison Woodcock. Les femmes vont et viennent dans la vie de ce célibataire aussi célèbre qu’endurci, lui servant à la fois de muses et de compagnes jusqu’au jour où la jeune et très déterminée Alma ne les supplante toutes pour y prendre une place centrale. Mais cet amour va bouleverser une routine jusque-là ordonnée et organisée au millimètre près.

Il est, dans une vie de cinéphile, des rencontres que l’on n’oubliera jamais. Un film, un acteur, une réplique… il a suffi d’un instant pour que tout bascule et on devine, au plus profond de nous, que rien ni personne ne pourra effacer ce « moment » que les mots peinent à définir et qui a pourtant tissé un lien que l’on sait incassable. 

Et si j’ai très vite attrapé le virus du 7ème Art, si des films et des réalisateurs ont eu très tôt un impact qui se mesure encore aujourd’hui de manière on ne peut plus prononcée (Clint Eastwood, Steven Spielberg), il est pourtant une rencontre qui reste gravée en moi avec une intensité telle que l’on pourrait parler de sidération.

C’était en 2000. Au moment de la sortie de Magnolia de Paul Thomas Anderson. 

Récit pop à la fois grandiose et intimiste, énervé et délicat, ce troisième film réalisé par Anderson m’a littéralement cueilli : pendant trois heures, j’ai assisté à une séance de cinéma totalement folle qui m’a fait vibrer et pleurer avec une force et une énergie ahurissantes. Par la grâce d’un récit choral virtuose, mis en scène avec un sens du cinéma incroyable et porté par une troupe de comédiens entièrement dévoués à l’idée de faire de ce film une véritable expérience, Magnolia a donc été ce moment de communion que l’on recherche lorsqu’on vient s’asseoir dans une salle obscure. Un moment de communion avec une histoire, des personnages et/ou des acteurs.

Avec un réalisateur.

Tom Cruise face à Jason Robards dans « Magnolia » (1999)

Si je reviens ainsi sur ma première rencontre avec le cinéma de celui qui allait devenir l’un de mes metteurs en scènes préférés, c’est parce que l’idée d’un lien, qu’il soit entre un artiste et son oeuvre ou entre un artiste et son public, est justement au coeur de son nouveau chef-d’oeuvre : Phantom Thread. Et la question de se poser : le « fil invisible » du titre est-il seulement celui qui unit le héros Reynolds Woodcock à ses créations par le biais des maximes et autres mots qu’il glisse dans les doublures de ses robes ou désignerait-il plus largement le rapport entretenu entre P.T. Anderson lui-même et ses oeuvres ?.. 

Et on pourrait très facilement y répondre par l’affirmative en disant que, même si l’expression peut paraître galvaudée tellement elle a été utilisée, chaque artiste met forcément une part de lui-même dans ses oeuvres : le lien très fort que tisse Woodcock avec ses créations, cette obsession de la perfection qui vire à l’obsession, serait aussi et surtout une manière pour P.T. Anderson de parler de lui et de la manière dont il envisage son Art. Comment ne pas voir en effet dans l’exigence de Woodcock, dans son intransigeance de chaque instant à toujours vouloir livrer le meilleur de lui-même un portrait à peine voilée du cinéaste ?.. Précision maniaque dans sa composition des plans (voir le sous-estimé Punch-Drunk Love et ses cadres dans les cadres), virtuosité hallucinante de ses plans-séquences (Boogie Nights et Magnolia), ampleur démesurée de ses récits (There Will Be Blood, The Master), direction d’acteurs remarquable (Tom Cruise, Adam Sandler, Julianne Moore, John C. Reilly, Mark Wahlberg et bien entendu Daniel Day-Lewis ont livré devant sa caméra quelques-unes de leurs plus intenses prestations) : depuis ses débuts, Paul Thomas Anderson, démiurge totalement conscient de son génie, n’a eu de cesse d’offrir avec chacun de ses films l’expression de plus en plus rare d’un cinéma ambitieux, d’une perfection visuelle de chaque instant et d’une envergure sans commune mesure.

Et si Reynolds Woodcock n’évolue pas dans le milieu du 7ème Art, préférant à la composition d’un plan la confection d’une robe, il n’en reste pas moins la troublante transposition du caractère obsessionnel de son cinéaste de créateur.

Pour autant, ne voir Phantom Thread que sous le prisme de ce miroir entre un artiste (PTA) et son oeuvre (son film) serait on ne peut plus réducteur et l’enfermerait bien vite dans la case de ce cinéma « chiant et intello » (je ne souscris aucunement à ces termes réducteurs…) dans laquelle quelques-uns des derniers films d’Anderson (notamment le retors The Master) ont été catalogués. 

Parce que Phantom Thread est avant tout une histoire d’amours. Entre un homme et son Art. Entre un homme et sa muse. Entre une femme et un homme.

Sous la plume et l’oeil d’Anderson, ce récit qui commence pourtant de manière on ne peut plus classique (un couturier fatigué tombe sous le charme d’une jeune serveuse), prend des tours et des détours aussi surprenants que jubilatoires. On passe en un regard d’un drame romantique à une variation du thriller hitchcockien tendance Rebecca ou Soupçons, où l’amour peut se faire aussi délicat et subtil que vénéneux et destructeur, où les fantômes du passé n’ont de cesse de peser et de contaminer le présent (la mère de Woodcock) et où le sublime côtoie le malaise à mesure que les réflexions, d’une richesse folle, sur la domination et la soumission nous emportent dans un tourbillon sensoriel vertigineux. Son cinéma a beau avoir quitté les USA et semblé s' »assagir », notamment au regard des fiévreux et bouillonnants There Will Be Blood et Magnolia, Anderson n’en a pas pour autant renoncé à décortiquer avec un oeil toujours aussi acéré les relations humaines et les conflits (aussi bien intérieurs qu’extérieurs) qui les irriguent.

Qu’il s’agisse de s’interroger sur les rapports entre l’amour et l’Art par le biais de la dévotion, de l’aliénation qu’ils peuvent exiger ; qu’il s’agisse de questionner le pouvoir au sein d’un couple et de la manière dont tout peut s’inverser par le biais d’un stratagème aussi toxique que brillant (mais dont on taira les tenants et les aboutissants) dans sa manière de mettre en lumière l’abandon et la notion de confiance qui existent dans une relation amoureuse ou qu’il s’agisse plus largement d’apporter un éclairage original sur la manière d’exister auprès de l’autre, Paul Thomas Anderson réalise un tour de force scénaristique et visuel proprement hallucinant via une écriture d’une justesse folle et une mise en scène d’une précision millimétrée à l’extrême. 

Retrouvant ici Paul Thomas Anderson après que celui-ci lui a offert l’un des personnages les plus forts de sa carrière dans le monumental There Will Be Blood, le comédien livre dans Phantom Thread une partition d’une profondeur et d’une authenticité estomaquantes : il fait exister par sa simple présence dans l’image, par un simple regard ou mouvement le personnage de Woodcock, sa rigidité morale, son perfectionnisme, ses failles, ses faiblesses… On ne regarde pas Daniel Day-Lewis à l’oeuvre, on est tout simplement hypnotisé.

Et si l’on pouvait craindre que la jeune Vicky Krieps ne trouve que difficilement sa place face à cet « ogre » de cinéma qu’est Day-Lewis, il suffit de quelques instants seulement pour se rendre compte de la subtilité et de la richesse de son jeu : du moment où elle fait littéralement irruption dans l’univers de Woodcock, les joues roses et l’espièglerie en bandoulière, la comédienne luxembourgeoise, dans le rôle d’Alma, s’impose avec une grâce incroyable.

À la fois fragile et manipulatrice, cherchant le moyen d’exister aux yeux de son amant en étant plus qu’un simple modèle sur lequel broder des robes, en redéfinissant les limites artiste/muse, Vicky Krieps saisit à bras-le-corps la richesse et la complexité de son personnage pour faire d’Alma une femme, une amante, une mère. Offrant ainsi par la même occasion une autre lecture possible à ce que serait ce fameux « fil invisible » : un rapport aux femmes.

En éclipsant le personnage de la soeur (formidable Lesley Manville) qui servait de gardienne à cet univers engoncé dans les rituels et les manies, en prenant littéralement la place dans le cadre du fantôme de la mère (coupant ainsi le lien avec le mot laissé dans la doublure de sa robe…), en s’imposant (par l’affirmation de ses goûts différents) entre les créations et les petites mains qui permettent de les faire vivre, Alma devient LA femme unique de cet homme qui en était pourtant entouré. 

Visuellement estomaquant, thématiquement éloigné des expérimentations narratives de The Master ou d’Inherent Vice tout en s’inscrivant parfaitement dans l’oeuvre andersonienne, Phantom Thread s’impose d’emblée comme l’un des films les plus beaux que l’on ait vu récemment projeté sur un écran de cinéma, une étude stylistique brillante et renversante de l’âme humaine.

Lumière, décors, costumes, mise en scène, musique sublime de Jonny Greenwood : tout concourt à emmener ce nouveau long-métrage de Paul Thomas Anderson très haut et à en faire un film que l’on prendra un plaisir fou à disséquer et analyser pour tenter d’en comprendre, que dis-je, d’en saisir ne serait-ce qu’une part de l’infinie magie.

Crédits photos et résumé : Annapurna Pictures, Universal Pictures, AlloCiné.

Laisser un commentaire

Un site Web propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer